La Symphonie Inachevée du Streaming : Entre Rêves de Gloire et Cauchemars d'Algorithmes
L'Âge d'Or de l'Auditeur et la Grande Illusion des Royalties
Un Océan de Sons à Portée de Clic
Pour le consommateur, le streaming est une révolution incontestable. Le choix est quasi infini, la découverte musicale est facilitée par des algorithmes de plus en plus performants, et l'accès à une qualité audio autrefois réservée aux audiophiles est désormais la norme. L'apogée de cette expérience est incarnée par des formats de haute fidélité comme le HiRes FLAC de TIDAL. Avec une qualité allant jusqu'à 24 bits et 192 kHz, ce format audio sans perte vise à recréer avec une précision absolue la qualité sonore exacte de l'enregistrement en studio, offrant une immersion totale dans l'œuvre de l'artiste.
Combien pour un Stream ? Le Hit-Parade des Paiements
La valeur d'une écoute est loin d'être universelle. La rémunération versée aux ayants droit varie drastiquement d'une plateforme à l'autre. Si Tidal paie le plus par stream, sa base d'utilisateurs plus restreinte limite la portée. À l'inverse, Spotify, dont le taux oscille entre 0,003 $ et 0,005 $, paie moins, mais son volume colossal peut générer des revenus substantiels pour les artistes les plus populaires.
Plateforme de diffusion | Paiement moyen par stream (approx. 2023) |
Tidal | 0,01284 $ |
Apple Music | 0,0056 $ |
Amazon Music | 0,00402 $ |
Spotify | 0,00318 $ |
YouTube Music | 0,002 $ |
Deezer | 0,0011 $ |
Il est crucial de comprendre que ces chiffres représentent les montants bruts versés aux ayants droit. Cet argent est ensuite divisé en deux grandes parts :
• La Part Master (environ 80 %), qui rémunère l'enregistrement sonore (le label et l'artiste interprète).
• La Part Publishing (environ 20 %), qui rémunère la composition (les auteurs, compositeurs et éditeurs).
Sur la Part Master, le label prend sa commission avant de reverser une part à l'artiste. Pour un contrat standard, un artiste peut ne toucher que 25 % de la Part Master. Ainsi, sur les 0,00318 $ de Spotify, la somme qui atterrit réellement dans la poche de l'artiste interprète est souvent une infime fraction du montant initial.
Les "Hunger Games" des Royalties : Comment l'Argent est Vraiment Réparti
Le Système du "Pot Commun" : Pourquoi Votre Abonnement Finance des Stars que Vous n'Écoutez Jamais
Le modèle de rémunération dominant, dit "au prorata" ou Market Centric Payment System (MCPS), fonctionne comme un immense pot commun. Chaque mois, tous les revenus des abonnements et de la publicité sont centralisés. Cette somme est ensuite distribuée aux ayants droit en fonction de leur part de marché globale sur la plateforme. Autrement dit, si un artiste représente 2 % du total des écoutes, il touchera 2 % du pot commun, que vous l'ayez écouté personnellement ou non.
Ce système crée une concentration extrême des revenus.
Les statistiques sont édifiantes : 1 % des artistes captent 90 % des écoutes globales, tandis que 90 % des artistes reçoivent moins de 1 000 euros par an, selon une étude de la campagne Pay Performers, financée par l'association européenne Aepo Artis.
Le modèle favorise mécaniquement les genres musicaux écoutés en boucle par les "heavy users" (utilisateurs intensifs), comme le rap, dont les écoutes pèsent de manière disproportionnée dans la répartition finale. Ce système, où la part de marché globale prime sur l'écoute individuelle, ne fait pas que concentrer les richesses : il crée un appel d'air financier pour la fraude à grande échelle, la rendant non seulement possible, mais extrêmement lucrative.
L'Alternative "User-Centric" : une Révolution en Sourdine ?
Face à ce constat, une alternative gagne du terrain : le User Centric Payment System (UCPS).
Le principe est simple : dans ce système, les 7 ou 8 euros de votre abonnement mensuel (après déduction de la commission de la plateforme) sont directement répartis entre les seuls artistes que vous avez personnellement écoutés. Si votre écoute se concentre sur un seul artiste, celui-ci recevrait la quasi-totalité de cette part redistribuable.
« Les artistes n’ont jamais été consultés une seule fois sur la valeur d’un stream, regrette le beatmaker Olivier Le Motif, qui a produit des tubes pour Niska, Booba ou SCH. Il faut des millions de streams pour espérer faire une année correcte. » Alors que 90 % de ses revenus proviennent du streaming, il a conscience que « le rap et l’électro, les genres qui fonctionnent le mieux en ce moment, n’ont pas besoin d’être autant mis en avant par les algorithmes des plates-formes. »
Deezer milite pour l’adoption d’un nouveau mode de rémunération du streaming, baptisé « user centric ». L’argent que versera un abonné à une plate-forme musicale ira directement aux seuls artistes qu’il écoute, sans retombées automatiques pour les plus streamés. Le système actuel profite notamment aux rappeurs que les jeunes générations passent en boucle.
« Ce mode de calcul a incité les labels à produire de plus en plus de rap, de musique urbaine et d’électro », constate Ludovic Pouilly.
Une étude menée par le Centre national de la musique (CNM) et Deloitte a objectivé les impacts d'un tel changement :
• Perdants : Le Top 10 des artistes verrait ses revenus baisser de -17,2 %. Les genres les plus populaires comme le rap (-21 %) et le hip-hop (-19 %) seraient également impactés négativement.
• Gagnants : Les artistes classés au-delà du 10 000ème rang verraient leurs revenus augmenter de +5,2 %. Les genres de niche comme la musique classique (+24 %) et le hard rock (+22 %) connaîtraient une forte revalorisation.
Toutefois, il faut apporter une nuance cruciale : si l'augmentation en pourcentage est significative pour les "petits" artistes, l'impact financier en valeur absolue reste très faible. L'étude précise que le gain moyen pour un artiste au-delà du 10 000ème rang serait souvent inférieur à 10 € par an. La révolution, si elle a lieu, ne suffira pas à elle seule à sortir la majorité des musiciens de la précarité.
La Face Sombre du Stream : Fraude, Bots et Armées Fantômes
Musique de Synthèse, Profits Bien Réels
La démocratisation des outils d'IA générative comme Suno ou Udio a ouvert une nouvelle boîte de Pandore. Des acteurs malveillants produisent désormais des milliers de titres à bas coût dans le seul but de générer des royalties frauduleuses.
Deezer estime que 18 % des morceaux téléversés quotidiennement sur sa plateforme sont générés par IA.
Plus inquiétant encore, près de 70 % des écoutes de ces titres proviennent de bots et non d'auditeurs humains.
Les "Fermes à Clics" : Quand des Robots Vident les Caisses
Au-delà de l'IA, des techniques de fraude plus traditionnelles pullulent. Les "streaming farms" (fermes à clics), où des centaines d'appareils écoutent en boucle des titres spécifiques, ou l'"artist identity takeover" — qui consiste en l'intégration de faux titres sur la page d'un artiste existant pour détourner sa notoriété — sont monnaie courante.
En 2023, les estimations situaient le volume de faux streams entre 5 et 10 % du total mondial.
Cette fraude a un effet direct : elle dilue la valeur du "pot commun" des royalties et, comme le dénonce la Fédération internationale de l’industrie phonographique (IFPI), "vole l'argent qui devrait revenir aux artistes authentiques". Les risques ne sont pas que financiers. Récemment, un Américain du nom de Michael Smith a été arrêté pour avoir détourné 10 millions de dollars via de faux streams pour des groupes factices tels que Calhou Scams, encourant jusqu'à 20 ans de prison.
La Riposte des Plateformes
Face à ce fléau, les plateformes organisent la contre-attaque. Deezer a par exemple mis en place un système de détection capable d'identifier les contenus générés par IA. Ces morceaux sont alors exclus des recommandations et des playlists, et leurs royalties sont bloquées, dans l'attente d'une suppression.
Et Demain ? La Blockchain, une Révolution Qui se Fait Attendre
La Promesse d'un Monde Plus Juste
Sur le papier, la blockchain semblait être la solution miracle pour l'industrie musicale. L'utopie initiale promettait une transparence totale sur la chaîne de valeur, une redistribution instantanée et automatique des revenus via des smart contracts (contrats intelligents), et la suppression des nombreux intermédiaires qui captent une part des revenus. Dès 2015, la chanteuse Imogen Heap expérimentait ce modèle avec son single "Tiny Human", dont les droits étaient instantanément reversés aux contributeurs à chaque vente. De nouveaux modèles de financement, comme l'Initial Song Offering (ISO), ont même émergé, permettant aux fans d'acheter des parts des royalties d'une future chanson.
Une blockchain, ou chaîne de blocs en français, est une technologie numérique de stockage et de transmission d'informations sans autorité centrale, mise au point pour le système Bitcoin en 2009 puis élargie à d'autres usages.
Techniquement, c'est une base de données distribuée, dont les informations envoyées par les utilisateurs et les liens internes à la base sont vérifiés, puis groupés à intervalles de temps réguliers en « blocs », lesquels forment ainsi une chaîne de plus en plus longue. L'ensemble est sécurisé par cryptographie. Par extension, une chaîne de blocs est une base de données distribuée qui gère une liste d'enregistrements théoriquement protégés contre la falsification ou la modification par les nœuds de stockage ; c'est donc un registre distribué et sécurisé de toutes les transactions effectuées depuis le démarrage du système réparti.
Entre Fantasme et Fiasco : Les Limites de la Révolution
Pourtant, près d'une décennie plus tard, la révolution n'a pas eu lieu.
Plusieurs obstacles majeurs ont freiné son adoption :
• Fragmentation : Au lieu d'un grand registre universel, une multitude de plateformes concurrentes et non compatibles ont vu le jour, recréant les silos que la technologie devait abattre.
• Cooptation : Les géants de l'industrie ont rapidement absorbé les innovations. Spotify, par exemple, a racheté la start-up Mediachain pour intégrer sa technologie dans son propre modèle fermé, optimisant son modèle existant plutôt que de le démanteler au profit des créateurs.
• Financiarisation : La musique est devenue un produit financier, transformant les fans en investisseurs et les œuvres en actifs spéculatifs, au détriment de la relation artistique.
• Coût Énergétique : Les premières blockchains basées sur la "preuve de travail" (Proof of Work) se sont révélées être un "désastre environnemental" en raison de leur consommation énergétique "disproportionnée". La migration d'Ethereum vers la "preuve de participation" (Proof of Stake) est une piste vers plus de sobriété, mais le problème de fond demeure.En somme, la blockchain a promis une autoroute directe de l'artiste au fan, mais a construit à la place des dizaines de ronds-points privés qui consomment l'énergie d'une petite ville.
Conclusion : Comment Devenir un Acteur (et pas Juste un Consommateur) ?
L'écosystème du streaming musical, tel qu'il a été construit, révèle un conflit fondamental : il a été optimisé pour la convenance du consommateur et la scalabilité industrielle, mais a systémiquement dévalué le créateur individuel et créé des incitations perverses qui favorisent le volume sur la valeur, et la fraude sur l'authenticité. La symphonie est encore inachevée, et les auditeurs, loin d'être de simples spectateurs, ont un rôle de chef d'orchestre à jouer.
Être un fan de musique aujourd'hui, c'est aussi être un acteur conscient.
Voici quelques pistes pour soutenir plus efficacement les créateurs :
• Soutenir directement : Le moyen le plus efficace reste d'acheter du merchandising, des vinyles, des places de concert ou de la musique sur des plateformes comme Bandcamp, où la part revenant à l'artiste est significativement plus élevée. Chaque euro dépensé ainsi a un impact bien plus direct que des milliers de streams.
• Choisir sa plateforme consciemment : Si le streaming reste votre mode d'écoute principal, privilégiez des services comme Qobuz ou Tidal qui mettent en avant une rémunération plus juste ou une qualité audio supérieure, signalant ainsi au marché que ces critères comptent pour vous.
• S'informer et prendre parti : Le débat sur le modèle "user-centric" est plus que jamais d'actualité. Suivez les discussions, interpellez les plateformes et soutenez les organisations d'artistes qui militent pour une répartition plus équitable.
Chaque écoute est un vote.
En tant qu'auditeurs, nous avons le pouvoir et la responsabilité de contribuer à la construction d'un écosystème musical où le talent peut être justement récompensé et où la diversité créative peut réellement s'épanouir.
Sources et si vous souhaitez creuser un peu plus le sujet
https://cnm.fr/wp-content/uploads/2021/01/CNM_UCPS_SyntheseFinale-1.pdf







https://echanges.dila.gouv.fr/OPENDATA/AMF/ECO/2025/04/FCECO078203_20250417.pdf
https://cnm.fr/wp-content/uploads/2023/01/2023_CNM_-Etude-Manipulation-des-ecoutes-en-ligne.pdf
https://fede-felin.org/wp-content/uploads/2023/01/CP_180123-MANIPULATIONS-DES-ECOUTES.pdf

MQA VS FLAC
by u/guerramike_1234 in audiophile


https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/rapports/cion-cedu/l17b2043-tv_rapport-avis.pdf









