Starlink : Comment mon Internet venu de l'espace m'a plongé dans un casse-tête géopolitique

Starlink : Comment mon Internet venu de l'espace m'a plongé dans un casse-tête géopolitique
Photo by Evgeny Opanasenko / Unsplash

Introduction : Mon Amour Haine pour une Antenne

Cela fait maintenant deux ans et demi que j'utilise Starlink.

Dans mon coin de campagne, en attendant une fibre optique qui se fait désirer, cette petite antenne motorisée a été une véritable bouée de sauvetage. Mais si le service est une merveille technologique qui a résolu un problème très concret, il s'accompagne d'un bagage complexe qui me place dans une situation de plus en plus inconfortable.

Pour faire simple, Starlink est un service d'accès internet à haut débit par satellite, une alternative aux connexions fixes traditionnelles comme l'ADSL ou la fibre. C'est un peu comme si on vous envoyait l'Internet par une lance à incendie depuis le ciel quand tous vos tuyaux locaux sont à sec. Une solution radicale et diablement efficace.

Mais en creusant un peu, on découvre que cette solution n'est pas neutre. Dans cet article, je vais explorer ce qu'est réellement Starlink, ses applications surprenantes bien au-delà de mon jardin, et surtout, pourquoi ce service me pousse à m'interroger sur des concepts aussi fondamentaux que les frontières, la souveraineté et le contrôle de l'information

Mon usage personnel, celui de l'oublié du numérique, n'est que la partie émergée de l'iceberg.

Le service Starlink a des applications bien plus vastes et stratégiques :

Pour les oubliés du numérique : C'est son rôle le plus connu, celui de service d'accès de détail pour les particuliers comme moi, en alternative à une connexion fixe défaillante ou inexistante.

Pour les nomades et les voyageurs : Starlink connecte les équipages de navires en itinérance mondiale et fournit l'Internet à bord des avions pour les passagers. C'est comme avoir une antenne 4G qui vous suit partout, même au milieu de l'océan.

Pour les communautés entières : Dans des zones en crise comme le Yémen, des kits Starlink sont utilisés comme des "hotspots" Wi-Fi communautaires. Les gens se regroupent pour payer le service, leur offrant un accès vital à l'information. Des "Community Gateways" (passerelles communautaires) ont aussi été déployées à Nauru ou Tuvalu pour connecter des nations insulaires.

Pour des activités plus sombres : Il faut le noter, le service a également été utilisé par des "centres d'escroquerie" au Myanmar, profitant de sa connectivité difficile à contrôler.

L'Étrange Cas des 6 Millions d'utilisateurs au Yémen : Un Vrai Faux Mystère

Pour comprendre le casse-tête, il faut d'abord savoir une chose : contrairement à un numéro de téléphone, une adresse IP n'a pas de "code postal" géographique intégré. Déterminer la localisation d'un utilisateur est un travail de détective numérique.

C'est là qu'intervient l'histoire qui m'a interpellé. En septembre 2025, des chercheurs d'APNIC Labs, un organisme qui analyse le trafic Internet, ont découvert une anomalie stupéfiante. Leurs mesures attribuaient à Starlink 6,2 millions d'utilisateurs au Yémen, soit près de 60 % du marché internet du pays. Un chiffre qu'ils ont immédiatement qualifié de "douteux".

Comme dans une bonne enquête, ils ont commencé par identifier les premiers suspects :

Le trafic maritime intense : Le grand nombre de navires naviguant en Mer Rouge, dont les équipages utilisent massivement Starlink, pourrait fausser les chiffres en étant géolocalisé au Yémen voisin.

La "contrebande" d'antennes : Des utilisateurs dans des pays où le service n'est pas autorisé (comme l'Arabie Saoudite) achèteraient des kits enregistrés au Yémen et les utiliseraient via le service d'itinérance.

Pourtant, bien que plausibles, ces pistes ne semblaient pas vraiment correspondre à l'ampleur des anomalies observées. Face à un mystère similaire dans une vingtaine de pays, les chercheurs d'APNIC Labs ont pris une décision radicale : masquer les données de Starlink pour ces régions, les qualifiant de "non classifiées" en attendant de mieux comprendre. L'enquête était au point mort.

Le Coup de Théâtre : Quand le Coupable n'est pas celui qu'on croit

Quelques mois plus tard, de nouvelles informations ont permis de rouvrir le dossier. La véritable cause de cette distorsion statistique était ailleurs, et elle est fascinante. La milice Houthi, qui contrôle le principal fournisseur d'accès du Yémen (Yemen Net), a pris une décision radicale : bloquer toutes les publicités Google sur son réseau.

L'impact de ce blocage sur les mesures peut être expliqué par une analogie simple :

Imaginez que les chercheurs d'APNIC comptent les clients d'un centre commercial en distribuant des flyers publicitaires (les pubs Google) et en comptant combien sont pris dans chaque magasin. Si le plus grand magasin (Yemen Net) interdit soudainement la distribution de flyers, les sondeurs ne verront que les clients des autres boutiques. Le deuxième plus grand magasin (Starlink) semblera alors, par défaut, représenter la quasi-totalité de la clientèle.

Cette découverte a tout changé. Le problème n'était pas une erreur dans les données de Starlink, mais un "trou" dans la visibilité des autres FAI. Forts de cette nouvelle confiance dans la fidélité des données de géolocalisation de Starlink, les chercheurs ont annulé leur décision de masquer les données et ont restauré les mesures originales, révélant la véritable empreinte du service au Yémen.

Le mystère technique était résolu, mais il mettait en lumière une vérité bien plus dérangeante : la bataille pour le contrôle de l'information se joue désormais au niveau des infrastructures les plus fondamentales d'Internet, et Starlink est en première ligne. Cette enquête révèle le véritable malaise que je ressens en tant qu'utilisateur. Starlink, par sa nature même, entre en conflit direct avec le concept de souveraineté nationale et de frontières.

Ce conflit s'illustre par plusieurs exemples concrets :

Le contournement des régulations : Dans de nombreux pays (Soudan, Myanmar, pays d'Afrique du Nord et de l'Ouest), Starlink n'est pas officiellement autorisé. Pourtant, des gens l'utilisent en achetant des abonnements avec itinérance dans un pays voisin. La technologie passe littéralement au-dessus des lois locales, comme l'illustre son infrastructure : dans le cas du Soudan, la passerelle Starlink qui gère le trafic est située à Mombasa au Kenya, et pour le Myanmar, elle se trouve à Singapour.

La lutte pour le contrôle de l'information : Au Yémen, les Houthis mènent une guerre sur deux fronts. D'un côté, ils ont tenté d'interdire les appareils Starlink pour "contrôler les flux d'information" et empêcher l'accès à un Internet non filtré. De l'autre, ils manipulent leur propre réseau contrôlé (Yemen Net) en y bloquant les services de Google, une action qui a involontairement causé l'anomalie statistique à l'origine de cette enquête.

Le flou juridique et géographique : La nature globale du service soulève des questions fondamentales qui n'ont pas de réponse simple :    

Quelle est la "localisation" d'un passager sur un navire en eaux internationales ?    

Doit-on se baser sur l'emplacement de la station terrestre qui envoie le signal au satellite ?

Sur le pays d'immatriculation du navire ou de l'avion ?

Sur le pays de l'opérateur du satellite (SpaceX, donc les États-Unis) ?

Starlink, par son architecture même, défie l'idée que l'on peut tracer des frontières numériques nettes qui correspondraient aux frontières géographiques d'un pays.

Conclusion : Connecté au Monde, mais à quel prix ?

Je ne peux nier la réalité : mon antenne est un outil incroyablement puissant. Elle fournit une connectivité vitale là où il n'y en a pas, que ce soit dans ma campagne française ou dans des zones de conflit où l'accès à l'information est une question de survie.

Mais ce confort a un prix. Choisir Starlink, c'est accepter de participer, à mon échelle, à un monde où les frontières nationales s'estompent en ligne. Cela peut être une excellente chose, en favorisant l'accès à l'information libre et en brisant l'isolement. Mais cela soulève aussi des questions vertigineuses sur le contournement des lois locales, la souveraineté numérique et le rôle d'une entreprise privée dans des conflits géopolitiques complexes.

En attendant la fibre, j'ai mon accès internet qui tombe du ciel. Mais avec lui, c'est une pluie de questions géopolitiques qui s'abat sur mon jardin.

Sources :

ISP Column - September 2025
ISP Column - November 2025
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